Notes du réalisateur, Vadim Jendreyko
« Depuis plus de 60 ans, Svetlana Geier se penche sur les possibilités et les frontières de la traduction littéraire. Sa passion se porte particulièrement sur les disparitions, les zones limites dans lesquelles il n‟y a pour les mots d‟une langue aucune correspondance dans l‟autre langue. Selon elle, c‟est dans ces zones que l‟on trouve les « moments érotiques de la traduction » ; c‟est là qu‟elle entre en terre inconnue, sur laquelle elle peut suivre de nouveaux chemins linguistiques en partant de sa profonde compréhension des cultures russe et allemande. Cet élan créateur, cet enthousiasme pour la recherche de nouvelles formes façonnent sa personne comme son travail et m‟ont électrisé dès ma première rencontre avec elle.
J‟ai commencé à m‟intéresser de plus en plus au travail de Svetlana Geier comme traductrice des grands romans de Dostoïevski, à sa façon d‟intérioriser et d‟assimiler les textes, de manier le sens de la langue. Et à travers elle je faisais face de façon vivante aux questions de Dostoïevski sur la liberté et sur la relation entre la fin et les moyens.
« Qui suis-je ? » Cette question est le moteur intérieur de tous les personnages centraux dans l‟œuvre de Dostoïevski. Dans leur quête de réponse, les héros se heurtent à leur gouffre intérieur ou alors deviennent des assassins, puisque derrière le désastre se cache toujours la connaissance de soi, ou du moins un pas dans cette direction.
Svetlana Geier a été confrontée dans sa vie au stalinisme et au nazisme ; elle a laissé derrière elle sa patrie, l‟Ukraine, pour finir par se retrouver elle-même, dans une tout autre partie de l‟Europe. Durant le développement de ce projet, j‟étais conscient que j‟abordais une fois de plus le destin de réfugié et de migrant, avec une personne qui a dû trouver son propre chemin entre les obstacles de son époque. Un thème que je ne recherche pas explicitement dans mon travail, mais qui m‟accompagne toujours et derrière lequel se cache aussi la question de ma propre identité : « Qui suis-je ? »
Et ainsi, cette question qui anime les personnages de Dostoïevski est aussi l‟élément déterminant qui m‟a fait découvrir cette femme, sa vie et son activité. »
"La femme aux cinq éléphants", un petit joyau sorti de nulle part
Portrait d’une des grandes traductrices de Dostoïevski en Allemagne, ce film époustouflant emmène le spectateur dans un voyage dont il ressort à jamais envoûté
LA FEMME AUX CINQ ELEPHANTS **** de Vadim Jendreyko
Documentaire suisse, 1 h 30
Autant l’avouer d’emblée, le sujet de ce film, platement exposé en quelques lignes sur le papier, ne s’avérerait pas des plus enthousiasmants. Le cinéaste germano-suisse Vadim Jendreyko a d’ailleurs éprouvé bien des difficultés à convaincre ses producteurs de financer un documentaire consacré à une vieille dame de 87 ans, traductrice du russe vers l’allemand et spécialiste de Dostoïevski, dont la grande renommée ne dépasse guère le très petit cercle de ceux qui jettent des ponts de cette langue-ci vers celle-là.
Et pourtant ! Quel film ! On ne regrette pas, en sortant de la salle, d’avoir vaincu d’éventuelles appréhensions pour répondre à l’appel de l’inconnu. La Femme aux cinq éléphants – ainsi surnomme-t-on les plus grandes œuvres de l’écrivain russe, qu’elle a toutes traduites, entre autres travaux titanesques – est un moment de cinéma fascinant, profond et tragique, sensible, délicat et plein d’humour, parfois tout simplement magique. Un moment tout entier imprégné de l’incroyable personnalité de ce petit bout de grand-mère, cette anonyme humble et têtue dont on n’oubliera plus jamais le nom : Svetlana Geier.
Oeuvre d’une puissance rare
Vadim Jendreyko a fait sa connaissance presque par hasard, il y a un peu plus de quatre ans. Il voulait un renseignement sur Dostoïevski à l’occasion d’un autre film. Il l’obtint. Puis revint, encore et encore, prendre le thé et grignoter un coin de biscuit. « Elle n’a jamais compris en quoi une femme comme elle pouvait être intéressante, dit-il. Mais elle a fini par me laisser la filmer en me disant : ‘‘Tant que vous me rendez visite et que nous continuons de parler…’’ Avec elle, il était impossible de mettre quoi que ce soit en scène. Il fallait attendre que cela se produise. »
Œuvre d’une puissance rare, La Femme aux cinq éléphants n’est pas seulement un film sur la traduction – même si Svetlana nous plonge au cœur de ce processus jusqu’au vertige, lorsqu’elle aborde les terres inconnues, les « zones érotiques » du transport linguistique. Il ne s’agit pas non plus d’un film sur Dostoïevski, même si la vieille dame en souligne la puissance créatrice avec des mots d’une simplicité désarmante. Pas plus qu’un film historique, même si un drame familial survenu au cours du tournage ouvrira très pudiquement, mais avec une telle force, la porte d’un passé très douloureux…
Svetlana, née à Kiev en 1923, avait 15 ans lorsque son père fut emprisonné dans les geôles staliniennes, 18 lorsque Hitler envahit l’Union soviétique. Internée à Dortmund dans un camp de travailleurs, elle bénéficia de l’aide de quelques grandes âmes allemandes – qui en payèrent le prix – et, bien qu’issue d’une nation belligérante, pu accéder avec une bourse à l’université de Humboldt ! Animée d’une stupéfiante énergie, Svetlana Geier se sent une dette envers la vie. Et envers l’Allemagne. Celle de Goethe et de Schiller.
Arnaud SCHWARTZ
13/10/2010